Il n’y a pas de honte à verser une larme avant de s’approcher du filet pour la traditionnelle poignée de main, ou immédiatement après, ou encore en saluant la foule en quittant le Court central.
Il est tout aussi normal de prendre une défaite durement — de la prendre à cœur — après un effort aussi spectaculaire que celui de Denis Shapovalov dans ce revers de 7-6(3), 7-5 et 7-5 subi aux mains de Novak Djokovic en demi-finale de Wimbledon.
« Le pointage ne reflète pas assez la performance et le match », mentionnait le quintuple champion de Wimbledon lors de son entrevue sur le terrain en parlant de Shapovalov. « Il servait pour la première manche et il a sans doute été le meilleur joueur pendant la majeure partie de la deuxième manche — il a eu plusieurs chances. J’aimerais l’applaudir pour tout ce qu’il a accompli aujourd’hui et au cours des deux dernières semaines. (Le public a immédiatement répondu avec enthousiasme.) C’était sa première demi-finale d’un tournoi du Grand Chelem — on pouvait voir qu’il était très ému. Nous le verrons souvent à l’avenir. »
La virtuosité déployée par Shapovalov a frappé l’imagination des personnes présentes sur le Court central et beaucoup d’autres dans le monde entier qui le regardaient à la télévision. Cela l’a assurément catapulté parmi la crème du tennis mondial.
Sa capacité à produire les coups qu’il réalise tient du génie, ce qui le place dans la même strate qu’un autre joueur surdoué, Nick Kyrgios, mais avec une énergie bien plus soutenue et compétitive que ce que l’Australien de 26 ans semble capable de produire.
La tristesse de Shapovalov et la jubilation de Djokovic après l’ace du Serbe sur la balle de match étaient les faces opposées d’un fabuleux match de tennis.
La première manche a été une succession de coups d’éclat de Shapovalov — de gros services, des revers fulgurants, des coups droits puissants et des volées adroites qui ont submergé Djokovic. Il a brisé le Serbe pour mener 2-1 et n’avait perdu que deux points sur son service lorsqu’il a servi pour la manche à 5-4. Il a comblé un déficit de 0-30 avec un service gagnant et un ace. Il avait retrouvé le momentum jusqu’à ce qu’il rate un coup droit dans un terrain ouvert qui lui aurait donné une balle de manche. Même s’il s’est rendu à égalité avec un service et une volée gagnants, deux points et deux fautes directes plus tard, Djokovic l’avait brisé et le pointage était de 5-5. Le charme magique qu’il avait jeté avait commencé à s’estomper un peu.
À deux autres occasions, il a été trahi par un coup droit raté — sur une troisième balle de bris à 2-1 dans la deuxième manche, puis à 5-5, 30-30 dans cette même manche — cette dernière ayant été suivie d’une double faute qui a donné la deuxième manche au favori du tournoi.
Il est presque injuste de se concentrer sur ces fautes directes, mais elles ressortent parce qu’elles détonnaient dans le flot de ses incroyables coups — renforcés par un dynamisme redoutable et contrôlé.
Shapovalov ne s’est pas laissé abattre au troisième acte. Djokovic, puis lui-même ont repoussé trois balles de bris dans le deuxième et le troisième jeu.
Shapovalov a également effacé deux balles de bris pour faire 4-3, mais a finalement été brisé à 5-5. Mais même dans ce jeu, qui a commencé par sa sixième double faute, il a connu un autre moment sublime : il a effacé une balle de bris à 30-40 avec ce qui peut être décrit comme une bombe du coup droit le long de la ligne contenant chaque once d’énergie et d’abandon téméraire qu’il avait encore en lui. Deux points plus tard — des fautes directes en coup droit et en revers — et Djokovic obtenait le bris dont il avait besoin. Il a remporté son service à zéro, mettant un point final à la rencontre de deux heures et 44 minutes avec un ace.
Shapovalov a été aussi gracieux que lui ont permis ses émotions lors de la poignée de main après un tel spectacle de tennis de haute voltige.
Il semble inapproprié de réduire un tel duel à des statistiques, mais quelques-unes permettent d’expliquer le dénouement. Djokovic a été presque parfait au filet, gagnant 28 points sur 33 comparativement à 30 sur 39 pour Shapovalov.
En ce qui a trait au ratio coups gagnants et fautes directes, celui de Djokovic était de 33/15 et celui de Shapovalov de 40/36. Au tennis, on ne donne pas de points pour le style, mais si c’était le cas, ceux du Canadien auraient été plus élevés.
Le ratio qui a fait le plus mal à Shapovalov a été celui des balles de bris concrétisées — il était 1 en 11, tandis que Djokovic en a réussi 3 sur 10.
Les deux protagonistes ont joué leur rôle dans ce match exaltant, Djokovic réalisant quelques lobs d’une redoutable précision, un art qui se perd aujourd’hui alors que les joueurs ont tendance à rester collés sur la ligne de fond.
« J’ai probablement mieux géré mes nerfs que lui et je l’ai forcé à frapper un coup de plus, à faire une erreur », commentait Djokovic. « C’est difficile de jouer contre Denis, surtout sur le gazon et les surfaces plus rapides, à cause de son service de gaucher. »
« Il a mûri en tant que joueur. Je pense qu’il a probablement réduit le nombre de fautes directes par rapport à l’an dernier. IL a toujours été un joueur très agressif, qui essaie de produire des coups gagnants, monter au filet, dicter le jeu depuis la ligne de fond. Mais je pensais qu’il est un peu plus patient maintenant. Il comprend comment construire les points. Malheureusement pour lui, c’est ce qui a fait défaut dans les moments importants. »
« Après le match, je lui ai dit qu’il devait continuer à travailler, à croire, parce qu’avec un jeu comme le sien, il ne fait aucun doute qu’il aura encore plus d’occasions à l’avenir. »
Quand on lui a rapporté les commentaires de Djokovic, Shapovalov a d’abord réagi avec un peu d’humour : « Je serais très heureux qu’il devienne mon mentor, car cela voudrait dire qu’il arrête de jouer. Mais sans blague, c’est un gars incroyable. Je ne pense pas qu’on vante assez des mérites. Il est même venu me voir dans les vestiaires, il m’a juste dit quelques mots. Pour moi, ça signifie beaucoup. Il n’avait vraiment pas besoin de faire ça. »
« Il m’a simplement dit qu’il comprenait comment je me sentais en ce moment. Il m’a dit que mon tour viendrait. »
Après un peu de recul, Shapovalov a pu mettre sa dernière quinzaine en perspective. « Je suis super content de mon niveau et de la façon dont j’ai joué au cours des deux dernières semaines. Je n’avais jamais joué à ce niveau. La confiance et tout, la façon dont je me suis comporté, c’est différent. Je suis un joueur différent. »
« Je ne veux pas m’arrêter ici et je veux continuer à aller de l’avant. Je veux retourner sur le terrain et continuer de m’améliorer. »
Shapovalov est devenu l’un des favoris de la foule, notamment parce qu’il a eu l’occasion de jouer sur le Court central contre deux champions de Wimbledon, Andy Murray au troisième tour et Djokovic en demi-finale.
Il a vécu deux semaines extraordinaires et cela explique en partie ses larmes à la fin du match. « Je pense que ce qui m’a fait le plus mal cette fois-ci, c’est que j’ai senti que mon jeu était là et que j’aurais pu jouer pour le trophée. Je n’avais jamais ressenti ça avant, c’est pourquoi j’étais si triste. J’ai eu l’impression de maîtriser Novak à certains moments. Si tu peux maîtriser Novak, tu peux battre n’importe qui. »
« Cela a été un long mois, deux longues semaines. Beaucoup de pression et de fatigue mentale. Tout est remonté sur le terrain avant que je puisse me contrôler (sourire). Oui, ce n’était que ça. C’est sûr qu’il y a beaucoup de choses dont je peux être fier. C’est sûr que c’est bien d’avoir un petit avant-goût parce que ça me donne encore plus envie de travailler fort pour le prochain Grand Chelem, pour l’avenir. Je sais maintenant ce dont je suis capable et où peut se situer mon jeu. »
Alors que Shapovalov doit partir et se préparer pour son prochain tournoi — Washington la semaine avant l’Omnium Banque Nationale présenté par Rogers à Toronto —, Matteo Berrettini doit maintenant essayer d’offrir un spectacle aussi divertissant face à Djokovic dans le cadre de la finale de dimanche.
Essayer de prédire ce qui attend les jeunes joueurs de tennis émergents est une tâche si difficile — surtout à l’ère du formidable trio Federer-Nadal-Djokovic — qu’il est naïf de proclamer que Shapovalov gagnera Wimbledon un jour.
Mais son expérience de vendredi dans le temple du tennis professionnel, et contre le meilleur joueur du monde, portera assurément ses fruits. Il n’y a pas beaucoup d’autres affrontements qui susciteraient autant d’engouement qu’un duel entre Djokovic et Shapovalov aux Internationaux des États-Unis, à New York, dans deux mois.
PHOTO D’ARCHIVES
Petit souvenir de 2015.
Photo de l’article : Martin Sidorjak